Le «Tombarolo», le «Rompitore» et le Rêve Étrusque

Toscane Toscane, dirigé par Ornella Tondini
Published by: Autrements Revue

Francis Kuipers

En Toscane, la nuit du 2 novembre, le jour des morts, on peut voir briller des chandelles aux endroits les plus insolites : devant une épaisse haie de ronces, au milieu des buissons ou des touffes de fenouil qui poussent au fond des ravins, à cóté d’un champ labouré ou d’une strada bianca, une piste en cendrée ou, plus pro­bablement, dans un trou creusé dans le tufo, cette roche poreuse et spongieuse typique de la région. Ces bougies ont été généralement allumées par des pilleurs de tombes pour apaiser les esprits des anciens Etrusques dont ils ont violé les sépultures et pour leur ren­dre hommage.
II y a trente ou quarante ans, les paysans toscans, complètement démunis et n’ayant pas la possibilité de soffrir des équipements agri­coles modernes, devaient travailler dur et pendant de longues heu­res pour pouvoir tirer de quoi vivre de leurs terres. Souvent, le seul plaisir qui leur était accessible pendant les froides soirées d’hiver, dans leurs villages médiévaux et somnolents perchés sur les colli­nes de tufo, était celui d’écouter d’anciennes légendes qui parlaient de fabuleux trésors cachés sous terre dans les nécropoles étrusques, remplies d’or, d’ornements précieux, de mystère et d’émotion ! L’ima­gination des jeunes s’enflammait alors : si la récolte des pommes de terre était mauvaise, pourquoi ne pas creuser plus loin ? S’il y avait moins de travail pendant la mauvaise saison, pourquoi ne pas devenir paysan le jour et pilleur de tombes la nuit ?
Je suis l’un de ces Anglais qui vivent tranquillement en Toscane dès qu’ils le peuvent.
J’ai rencontré Volpe (le renard) pour la première fois dans une petite ville près de Grosseto. C’était un homme épais et trapu, aux cheveux grisonnants : il avait une moustache à la gauloise et des mains incroyablement carrées et calleuses. Il se promenait, l’air désoeuvré : il attendait probablement quelqu’un devant le Bar dello Sport. Malgré son apparence, qui était celle d’un paysan comme les autres, il y avait chez lui quelque chose de particulier qui tenait peut­étre à son attitude étrangement impassible ou au regard intelligent et mystérieux de ses yeux bruns et mélancoliques. En tout cas, c’est à lui que je m’adressai pour demander des renseignements, car j’étais à la recherche de vino genuino. La majorité des paysans ven­dent une bonne partie de leur vendange aux différents cantine sociali (caves coopératives) et gardent les meilleures grappes pour faire un vin, exempt de sucre ou d’autres additifs, qui est destiné à leur con­sommation personnelle : c’est ce qu’on appelle le vino genuino. J’avais eu une bonne intuition en m’adressant à Volpe. Il me sug­géra de laisser ma voiture et nous partimes dans la sienne (une Mer­cedes noire toute cabossée et couverte de boue) vers la cantina de l’un de ses amis, Tre Pistoni qui, comme il me l’assura, lui était débi­teur et me vendrait donc volontiers une darrie-jeanne de vino genuino.
Pendant le trajet, qui dura environ vingt minutes, je me rendis compte, tout à coup, à la fa~on dont Volpe m’indiquait les curiosi­tés historiques et archéologiques de la région, qu’il était en train de me sonder habilement : s’étant assuré qu’il ne courait aucun ris­que avec moi, il me laissa donc entendre qu’il pratiquait le com­merce illégal des antiquités étrusques. Volpe était súrement un tom­barolo ou bien une sorte d’intermédiaire, et il pensait que j’étais un client potentiel. Lorsque nous arrivàmes dans une vallée assez pro­fonde qui s’étendait au-dessous de la ville, Volpe arréta la voiture au bord de la route : puis nous continuàmes à pied en suivant un chemin creusé dans une paroi de tufo, à l’intérieur d’un ravin. J’avais réussi jusqu’à ce moment-là à maintenir la conversation loin des sujets étrusques : j’avais expliqué à Volpe que je n’étais pas collec­tionneur et nous avions établi, sur cette base, un rapport amical. Je commen~ais déjà à me réjouir d’avoir presque accompli ma mis­sion et j’attendais avec impatience de pouvoir goúter le vin de Tre Pistoni, qui, d’après Volpe, était l’un des meilleurs de la région.
Tout à coup, Tre Pistoni, alerté par le bruit de nos pas et par nos voix, sortit de la cantina qui était bien cachée sous une épaisse couche de végétation. Son apparition fut si soudaine et silencieuse, comme une sorte de vision, que j’en fus effrayé. Il nous dépassait, Volpe et moi, d’au moins une téte et il était large comme une armoire à glace : il portait un vieux manteau en cuir marron pour la confection duquel on avait dú utiliser la peau d’une vache entière ! Ses manches, retroussées, découvraient d’énormes avant-bras et des mains monstrueuses avec des veines -saillantes et des doigts gros comme des salamis d’Ombrie. Mais la première chose qui me frappa chez lui fut son cou : il n’en n’avait pas ! Des grappes de muscles, en guise de V renversé, descendaient directement des petites oreil­les qui pointaient des deux cótés de son visage plat et séraphique (il pouvait avoir n’importe quel àge compris entre vingt et quarante ans), jusqu’à ses épaules.
Comme je devais le découvrir ensuite, le physique de Tre Pistoni était typiquement celui du rompitore, le spécialiste qui sait se glis­ser à l’intérieur des puits et des cheminées creusés par les tomba­roli pour casser d’un seul coup énorme et primordial les dalles de pierre qui protègent l’entrée de certaines tombes étrusques. Je pus d’ailleurs assister, quelques heures plus tard, à une démonstration de la force monumentale de Tre Pistoni lorsque, nous guidant sur le chemin du retour, il transporta sans aucun effort, en faisant rouler ses fesses grosses comme deux sacs de pommes de terre, le panier en osier contenant la dame-jeanne pleine et le déposa dans le cof­fre de la Mercedes de Volpe.

LES CADEA UX DES ANCÉTRES

Cet après-midi là, dans une atmosphère conviviale, dans la fraicheur et l’obscurité de la cantina de Tre Pistoni, pen­dant que, assis sur des bancs creusés dans le tufo nous buvions et conversions aimablement, mes nouveaux amis me parlèrent des Étrusques et de la fa~on dont, de temps à autre, leurs ancétres con­tinuaient à leur faire des cadeaux.
Les tombes étrusques ont été pillées plusieurs fois au cours des siècles : ce qui reste, dans les musées et les différentes collections, ne peut donner qu’une petite idée des richesses qui ont désormais disparu. Les Romains furent les premiers à violer les tombes : les plus riches d’entre eux possédaient souvent des objets étrusques. Les Barbares ne se donnèrent pas la peine de piller les tombes : ils n’avaient qu’à dépouiller les Romains. Une autre vaste opération de pillage fut entreprise par Lucien Bonaparte qui, de la méme fa~on que d’autres aristocrates de l’époque, saccagea les tombes en employant des bandes d’artisans et en emportant des tonnes de ves­tiges, jusqu’à plus de mille vases en une seule fouille. Sa femme aimait se montrer aux bals parée de bijoux étrusques et les pique­niques dans les nécropoles étaient considérés comme un grand diver­tissement. Toutefois, malgré le saccage systématique, un grand nom­bre de tombes restaient miraculeusement intactes : le terrain glis­sait, en obstruant l’accès, et les tombes étaient recouvertes de terre, de ronces et d’arbustes. Il devint de plus en plus difficile de les trou­ver, au prix de patientes et pénibles recherches, d’un dur travail, et de risques accrus.
Au fur et à mesure qu’ils évoquaient ces difficultés, Volpe et Tre Pistoni devenaient de plus en plus emphatiques : ils opinaient de la téte en murmurant des : « Tu te souviens la fois où les murs se sont écroulés huit mètres au-dessous du sol ? J’ai cru que j’allais mou­rir par manque d’oxygène ! J’étais coincé sous les pierres et on en a profité pour me donner à la police ! » Volpe affirma que la police devenait de plus en plus vigilante au fur et à mesure que la pas­sion pour les choses étrusques croissait et qu’on ne pouvait étre trop prudent. En les écoutant, je m’apercevais que leur mobile n’était pas l’appàt du gain : non, c’était l’aventure qui les attirait, l’émotion d’explorer l’inconnu et l’attrait du mystère. Volpe et Tre Pistoni se considéraient des personnages romantiques, des hommes d’action engagés dans des gestes spectaculaires, plutót que des malfaiteurs et des profanateurs de tombes.
Alors que Tre Pistoni était un rompitore, Volpe était un tomba­rolo chevronné et un savant manipulateur du furino. Le furino est,­avec la pelle, le marteau à deux mains et la pioche, l’un des outils traditionnels du tombarolo : il s’agit d’une pointe de fer avec une poignée soudée au bout, en forme de T. Elle est fabriquée sur mesure et doit arriver à la hauteur de la poitrine de la personne qui l’utilise. Le furino devient, dans les mains d’un expert, un ins­trument prodigieux : si on le plante dans le sol, il peut révéler la forme et la nature de la roche sous-jacente. Volpe (que je commen­Qais à soup~onner d’étre un frimeur capable des pires exagérations pour affirmer sa réputation de meilleur tombarolo de la région) pré­tendit pouvoir détecter à l’aide du furino les marches et les entrées des tombes. Il soutint méme qu’il pouvait, quand il était vraiment en forme et que les dieux lui étaient favorables, dire si une tombe avait ou non été ouverte. Il pouvait non seulement localiser les tom­bes mais aussi reconnaitre à quelle période elles appartenaient et établir leurs dates et leurs origines, et ceci afin d’estimer la valeur des objets qu’il trouvait mais aussi parce que le style et la struc­ture des différentes nécropoles changeait.
Volpe, commen~ant à parler de lui à la troisième personne sous le pseudonyme de Mago (sorcier), expliqua qu’il y avait une telle variété de tombes qu’on pouvait facilement les confondre. Les plus archaYques, par exemple, étaient caractérisées par de vastes esca­liers et par des entrées ouvertes sur la mer. Les tombes du VI- siè­cle av. J.-C., étaient circulaires, celles du ve étaient constituées de blocs de pierre parfaitement assemblés. Certaines tombes étaient recouvertes par des tumulus ; d’autres étaient taillées dans la roche comme des rangées d’habitations, et l’intérieur imitait celui d’une maison, avec des poutres, des piliers et une infinite d’autres détails. Un tombarolo amateur aurait eu du mal à pénétrer à l’intérieur d’une tombe s’il n’était pas familier avec les particularités structu­relles de chaque période architecturale.
Là, Tre Pistoni intervint en disant que Volpe avait raison de s’appeler Mago, car non seulement il savait manipuler le furino magistralement mais il était aussi un adepte du pendule et de la baguette. Volpe opina avec modestie aux propos de Tre Pistoni mais il insista sur le fait qu’il se considérait comme un homme de science et de méthode. Après s’étre consacré pendant des années avec patience à la recherche, il était devenu maître dans l’art de lire la terre de ses ancétres en quéte de nécropoles ! Tessons de poteries, morceaux de bois sculpté, traces de charbon provenant d’anciens biîchers funéraires, tout cela pouvait indiquer la présence d’une tombe dans les environs. Les différences de température dans le sol pouvaient également fournir des éléments d’appréciation importants, car certains types de tombes avaient les mémes caractéristiques que de bonnes caves à vin : leur température était constante et elles étaient donc chaudes l’hiver et froides l’été. Volpe dit ensuite que ~a 1’étonnait vraiment qu’on ne lui ait jamais demandé de passer à la télévision pour exposer certaines de ses théories.
Les tombaroli de la première heure, comme lui, avaient fait des découvertes que les archéologues officiels auraient bien aimé pou­voir faire !Ca I’écoeurait de voir ces soi-disant experts de la télévi­sion parler des Étrusques alors que ses propres connaissances et ses propres découvertes sensationnelles à lui, le Mago, étaient com­plètement ignorées. Les archéologues officiels, par exemple (là, les yeux de Volpe lan~aient des étincelles de dérision) ne savaient abso­lument pas pourquoi, dans certaines tombes parmi les plus ancien­nes, on avait retrouvé des squelettes de tortue : mais lui, lui savait qu’elles avaient été laissées à l’intérieur des tombes pour qu’elles consomment de l’oxygène, en ralentissant ainsi le processus de décomposition des cadavres.
Le temps passa agréablement, tandis que Volpe et Tre Pistoni racontaient encore de nouvelles aventures à faire dresser les che­veux sur la téte, aventures au cours desquelles les deux hommes s’étaient illustrés par leur perspicacité et leur ruse et, dans le cas de Tre Pistoni, par une force physique surhumaine. A un certain moment, Tre Pistoni, après avoir allumé une bougie pour éclairer la cantina qui devenait de plus en plus sombre et nous avoir donné à goúter un peu de ce vino genuino qu’il gardait spécialement pour Noél, fut amené à nous raconter la terrible mésaventure qui était arrivée à l’un de ses amis quelque temps auparavant. J’appris donc que, en plus de l’énorme difficulté représentée par le fait de repé­rer une tombe et de l’ouvrir sans abimer son contenu, en courant le risque d’un accident ou d’étre pris en flagrant délit par la police, il n’était pas du tout facile de vendre le butin. A l’entendre, il n’y avait que des escrocs ! Toute une bande d’intermédiaires était préte à dépouiller l’honnéte tombarolo, du marchand d’antiquités de renommée internationale, qui déterminait les prix, au petit intermé­diaire local. Tre Pistoni expliqua donc comment son ami avait été victime d’un vilain tour, après avoir découvert, tout à fait par hasard, une tombe contenant des objets d’une rare valeur. Pendant qu’il se promenait sur ses terres, le terrain s’était soudain ouvert sous ses pieds. Effrayé à 1’idée d’étre précipité au fond d’un puits désaffecté, il avait réussi à se hisser jusqu’à la surface en s’agrip­pant à la racine d’un arbre. Une fois en súreté, il s’était rendu compte, en regardant à l’intérieur du trou, qu’il avait pénétré dans une tombe.
La tombe en question était remplie de sarcophages sculptés et d’urnes : il y avait également une coupe contenant l’argent que l’on offrait aux morts pour qu’ils puissent payer leur entrée dans le monde des trépassés, ainsi que les restes d’un guerrier avec une armure en bronze recouverte de poussière et une lance en fer. Der­rière le guerrier, continua Tre Pistoni en fron~ant les sourcils avec une expression théàtrale, dans l’ombre, à gauche du sarcophage qui portait la statue en terre cuite d’une femme penchée tenant à la main un miroir ou un éventail, il y avait des buccheri, ces vases extraor­dinaires à la patine noire et brillante. Pendant des siècles, les mai­tres potiers avaient tenté en vain d’obtenir cette méme finesse et cette forme exquise : ils avaient réussi à donner le change aux cri­tiques et aux experts avec leurs copies de vases ou d’amphores, mais jamais aucun, absolument aucun, n’avait pu imiter le bucchero.

UN CHARIOT EN OR

Vous auriez dú voir ce qu’il y avait ! continua Tre Pistoni en tordant ses grosses mains, ~a scintillait ! » Volpe, qui devait pourtant déjà connaitre l’histoire, et moi-méme nous penchà­mes en avant, impatients d’en savoir plus. Nous nous exclamàmes à l’unisson, Volpe et moi :« Mais qu’y avait-il donc ?» Un chariot en or! » Je retenais mon souffle en tenant mon verre devant moi. Tre Pistoni continua à raconter ce qui était arrivé à son ami. Esti­mant plus raisonnable de laisser le chariot en dernier, il s’était rendu chez 1’« intermédiaire en matériel archéologique » local avec une par­tie des buccheri pour lui demander son opinion quant à leur valeur. A sa grande joie, 1’intermédiaire en question lui avait expliqué qu’il venait de mettre la main sur un gros butin, trop important, d’ail­leurs, pour qu’il puisse essayer de le vendre : il serait donc obligé de se mettre en contact avec un marchand de la ville.
Le lendemain, continua Tre Pistoni d’un air morne, son ami avait requ la visite de la police qui avait confisqué le butin. Non seule­ment la police avait tout emporté, mais elle avait expliqué également que tout le monde était en état d’arrestation. L’ami de Tre Pistoni, sa femme et ses enfants avaient tous pleuré et imploré : la mère de l’ami s’était méme jetée à leurs pieds et avait embrassé les genoux d’un policier ! Tout Qa sans résultat : ils étaient tous en état d’arres­tation, la possession du chariot étant particulièrement illégale ! Après maintes lamentations et supplications et une autre tournée de vin, l’arrestation fut reportée au lendemain matin à 8 heures ! Leur visite au commissariat, le lendemain matin, fut assez comique, et les expli­cations avec les policiers à tout le moins embarrassantes, car il s’avéra que les auteurs de la razzia n’étaient pas de vrais policiers mais des malfaiteurs déguisés en policiers.
La conversation revint aux buccheri et à leur qualité : au bout d’un moment, Tre Pistoni, après m’avoir lancé un regard intense et inqui­siteur, disparut derrière un énorme tonneau au fond de la cantina et réapparut avec un paquet enveloppé dans de la toile. Je savais, bien súr, ce qui allait se passer, après que Tre Pistoni m’eut enfin avoué que l’histoire qu’il venait de raconter n’était pas arrivée à l’un de ses amis mais à lui-méme. C’était bien lui qui avait découvert la tombe et c’était bien sa maison qui avait été fouillée par la police ! Il m’expliqua toutefois d’un air de conspirateur que les faux poli­ciers n’avaient pas pu trouver la totalité du butin car il avait pris la précaution de cacher le trésor à différents endroits. Tre Pistoni défit amoureusement, d’un geste délicat de ses énormes doigts, le paquet qui contenait un bucchero magnifique, d’un noir mystérieux et lumineux. Je ne pouvais pas tout à fait me l’offrir mais, après tout, le prix ne semblait pas si élevé et cet achat m’apparaissait comme la digne conclusion de cette aventure.
Ce bucchero est aujourd’hui encore posé sur le bord de ma che­minée, bien qu’un ami, expert en antiquités, après l’avoir examiné et soupesé minutieusement, m’ait dit avec un petit rire :« C’est pres­que parfait ! il n’y a qu’une personne, en Toscane, capable de fabri­quer de tels buccheri : Tre Pistoni ! » (Traduit par Giovanna Minelli.)